mardi 26 juillet 2016

Amoris Laetitia et le for interne

Face à Amoris Laetitia, je voudrais me situer dans la perspective de la théologie morale traditionnelle. Dans la crise actuelle, nombreux encore sont ceux qui ne veulent pas brader la doctrine et rompre avec l'enseignement multiséculaire de l'Eglise. Cela n'empêche pas une certaine ouverture, au niveau de la pastorale. Chacun a le droit de réfléchir par soi-même, à condition de le faire en Eglise.
Je vois parmi ceux qui pensent ainsi trois courants se dessiner en ce qui concerne la réception de l'exhortation apostolique: ceux qui adhèrent avec enthousiasme, ceux qui critiquent, ceux qui sont dans l'expectative.
Dans le premier groupe se trouve notamment un fervent traditionaliste, l'abbé Guillaume de Tanoüarn. Ce prêtre est un vrai philosophe, un intellectuel de race. Issu de la Fraternité Saint Pie X, il a rejoint l'Institut du Bon Pasteur. L'adhésion de ceux qui lui ressemblent procède du constat qu'Amoris Laetitia est l'expression renouvelée, adaptée à la situation actuelle, de la théologie morale la plus traditionnelle, la plus catholique, telle qu'on peut la discerner par exemple chez saint Thomas d'Aquin. 
Ceux qui sont critiques, comme les 45 signataires de l'appel au Cardinal Sodano, pensent au contraire que l'exhortation est en contradiction sur certains points avec les enseignements du magistère antérieur. Ils demandent donc des rectifications car il y a un trouble dans l'Eglise. S'ils ont raison, nous serions devant un cas où le pape a failli dans sa mission. Les cas sont rares dans l'histoire. On cite habituellement ceux des papes Libère, Vigile, Honorius et Jean XXII. Pie VII, pape doux et débonnaire, aurait trop cédé à Napoléon. Les cardinaux l'ont fait savoir au pape et ce dernier s'est ensuite déjugé. Pie IX, au tout début de son long pontificat, n'était pas indemne d'un certain libéralisme ambigu. Mais dans la suite il fut ferme et admirable. Ces critiques actuelles seront mal vues en principe par ceux qui se réclament de l'ultramontanisme. Que dirait par exemple un dom Guéranger, fondateur de la prestigieuse abbaye de Solesmes, monastère qui s'est toujours signalé par une obéissance totale à la parole du Pontife romain? L'ultramontanisme est d'abord une attitude spirituelle et une voie de liberté intérieure, une obéissance du cœur et de l'intelligence, qui renvoie aux exercices de saint Ignace et à la nécessité de discerner la volonté de Dieu, non pas dans l'abstrait, mais pour aujourd'hui. Prenons un exemple, la question de la liberté religieuse et des droits de l'homme. L'Eglise apparemment a changé son discours, si on compare le syllabus et Vatican II. Mais l'Eglise n'a pas changé, c'est le monde qui a changé. A l'époque de Pie IX, les droits de l'homme étaient ceux de la Révolution française et leur esprit étaient antichrétiens. Maintenant il s'agit de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, qui ne sont en rien contraires à la doctrine catholique. 
Le troisième groupe, dont je fais partie, du moins pour l'instant, est constitué par ceux qui, acceptant une ouverture de l'Eglise au niveau pastoral, basée sur un discernement spirituel de type ignacien, voient que l'exhortation ouvre des pistes nouvelles, mais avec peu de précisions et comme en passant. Ils attendent donc des éclaircissements, soit du magistère, soit de théologiens moralistes expérimentés et prudents. Ils savent que François est jésuite, qu'il est donc l'homme des exercices, et qu'il a eu dans sa vie une riche expérience pastorale, notamment comme apôtre du confessionnal. Ils sont donc portés à lui faire confiance et à envisager des cas pratiques où on pourrait avec prudence et discernement élargir la possibilité de la communion eucharistique à des fidèles en situation irrégulière. Un cardinal Ennio Antonelli s'est récemment adonné à cet exercice.
Ce qui est mis en avant dans Amoris Laetitia, dans son fameux chapitre 8, c'est le for interne, et donc aussi le discernement spirituel concret et individualisé. Cela intéresse les confesseurs et les directeurs spirituels, ainsi que les professeurs de théologie morale et pastorale. Il s'agit donc de personnes formées par les disciplines théologiques. Il est vrai par exemple que chez nous presque plus personne ne se confesse. Mais ce n'est pas le cas partout. Il y a deux ans, je prêchais une retraite aux Frères de Tibériade en Lituanie. Le dimanche, le père qui devait se rendre à l'église du village pour la messe, se mit en route une heure avant la célébration. Je lui demandai: "Pourquoi si tôt? Nous avons encore le temps" Il me répondit: "Parce qu'ici en Lituanie, les fidèles se confessent encore chaque fois qu'ils veulent communier et donc je pars à l'église pour y entendre les confessions". A New York, il y a cinq ans, j'assistais à une messe matinale, dans une église à Manhattan, un jour de semaine. Pendant la messe je vis plusieurs personnes, et de tous les âges, entrer dans le confessionnal. Ainsi donc la réflexion morale et pastorale reste toujours d'actualité dans l'Eglise d'aujourd'hui.
Je vais donc vous proposer un cas fictif comme exercice de pratique de théologie morale. Cela va peut-être dérouter le simple fidèle, peu habitué à la casuistique, mais j'espère que cela pourra faire comprendre ce que le pape a pu vouloir nous dire. Comme dans les bons vieux manuels de morale casuistique, je donne un nom à la personne fictive du cas étudié. Je la nommerai Titus.
Titus a été baptisé dans son enfance mais n'a guère reçu d'éducation chrétienne. La foi de Titus est inexistante, ou tout au moins endormie. Titus se marie à l'église, mais par convenance sociale. Son union ne tient pas et quelques années plus tard, il divorce. Ensuite il contracte une nouvelle union et se remarie civilement. Les années passent. Vers l'âge de 40 ans, Titus se met à évoluer au point de vue spirituel. Il commence à s'intéresser à l’Évangile, il fait la rencontre du Christ et découvre en lui le ressuscité et le seul sauveur. Il se met à prier et à se rapprocher de l'Eglise. Il fait la connaissance d'un prêtre et lui demande d'être son accompagnateur sur le chemin de la vie chrétienne.
Le prêtre est dans l'embarras face à la situation matrimoniale irrégulière de Titus. Lorsque ce dernier s'est marié la première fois, par convenance sociale certes, il a voulu néanmoins faire ce que veut l'Eglise. Une annulation du premier mariage n'est donc guère envisageable. Normalement le prêtre devrait dire à Titus qu'il doit se séparer de sa femme, ou au moins s'engager à vivre comme frère et sœur avec elle. Sinon il ne peut communier. Mais en même temps le prêtre sait qu'il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore. Entre-temps en effet Titus a repris la pratique religieuse, avec beaucoup de sincérité, et reçoit la communion eucharistique, persuadé ainsi de bien faire.
Le prêtre se souvient alors des enseignements de saint Alphonse, le prince des théologiens moralistes. Ce docteur de l'Eglise enseigne que devant un péché grave matériel (un péché qui objectivement est grave, mais dont la gravité n'est pas perçue par le pénitent de bonne foi), le confesseur doit éviter que ce péché ne devienne formellement un péché mortel. Il devra donc garder un prudent silence et laisser son pénitent dans sa bonne foi. Car si le pénitent averti demeure dans son péché, sa situation spirituelle deviendra pire. Il y a deux cas où le confesseur devra agir autrement et dire clairement les choses. D'abord le cas où le confesseur aurait la certitude morale que son dirigé, dûment averti, changerait de conduite, parce qu'il est prêt à aller vraiment plus loin dans son cheminement spirituel. Le second cas est celui où par son péché le pénitent cause un grave tort à Dieu, aux autres ou à lui-même. Alors il est nécessaire de rectifier la conscience du pénitent sans délai. Ainsi il faudrait exiger d'un membre de la mafia de cesser immédiatement de se livrer au trafic de l'héroïne, sous peine de refus d'absolution. Prenons un exemple simple de cette prudence pastorale. Si un adolescent s'accuse de masturbation, mais n'a manifestement pas conscience de la gravité de son acte, un silence prudent s'impose. Mieux vaut lui donner de bons conseils pour qu'il se corrige de son vice et faire confiance à la maturation spirituelle qui viendra dans la suite si le jeune est orienté vers une pratique fervente de la vie chrétienne. Le discernement au for interne consiste toujours à découvrir ce que Dieu demande pour le moment en sachant que plus tard, Dieu pourra se montrer plus exigent, parce que l'âme aura progressé.
Revenons à Titus. Dans son cas, l'accompagnateur aura discerné que pour le moment Titus doit être laissé dans sa bonne foi. Mieux vaut qu'il fasse l'expérience bienfaisante de l'eucharistie pour qu'il puisse progresser dans la suite vers une maturité chrétienne plus grande. Il faut faire confiance en la puissance de la grâce quand les âmes sont bien disposées.
Au sujet du discernement, qui tient compte des moments et des étapes de la vie spirituelle et de ce qu'on appelle la loi de gradualité, j'aime beaucoup la réflexion du P. Molinié: il ne faut  pas trop s'attacher à la volonté de Dieu, car cette volonté pourrait être demain autre qu'elle n'est aujourd'hui.
Je voudrais citer pour conclure une belle doctrine de saint Antonin de Florence, un moraliste du XVe siècle, réputé sévère pourtant: Lorsqu'un précepte est susceptible de deux interprétations, dont l'une est dure et l'autre bénigne, cette dernière, toutes choses égales d'ailleurs, doit être préférée, parce que les commandements de Dieu et de l'Eglise ne sont point établis pour ôter toute douceur spirituelle que détruit infailliblement une interprétation trop scrupuleuse et trop timide. L'intention de Dieu et de l'Eglise n'est point de commander l'impossible parce que selon la règle du droit, personne ne peut être obligé à ce qu'il ne peut faire. Or, dans la Loi nouvelle, le mot impossible paraît devoir être interprété de ce qui est à peine possible, comme offrant une trop grande difficulté; autrement comment expliquer cette parole du Sauveur, mon joug est doux? Il vaut mieux avoir à rendre compte à Dieu d'une trop grande miséricorde que d'une trop grande sévérité  (cité par Raymond, OP, Le Guide des nerveux et des scrupuleux, Paris, Beauchesne, 1920, pp 329-330).





1 commentaire:

  1. http://www.riposte-catholique.fr/en-une/dominicains-de-chemere-contre-amoris-laetitia

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