jeudi 18 octobre 2018

La prière du coeur (2)

Le précepte et ses déviances

Au chapitre 18 de saint Luc, Jésus donne une parabole sur la nécessité de prier sans cesse sans jamais se décourager: la parabole de la veuve et du juge inique. "Il y avait dans une ville un juge qui ne craignait pas Dieu et n'avait de considération pour personne…". Dans ce passage, la prière est mise en lien avec la foi. Il s'agit de ne jamais se décourager, d'insister et d'être même importun. Cette persévérance et cette obstination envers et contre tout dans la prière est fondée sur la foi en un Dieu qui aime et qui fait justice.

Plus loin, au chapitre 21 nous lisons de même: "Veillez donc et priez en tout temps, afin d'avoir la force d'échapper à tout ce qui doit arriver, et vous tenir debout devant le Fils de l'homme". Dans ce verset, la prière est plutôt en parallèle avec la vigilance. Il y est question de l'attente eschatologique du Seigneur dans la prière (ce qui d'ailleurs justifie la prière nocturne). La prière est donc nécessaire pour nous préparer à la tentation et la vaincre. 

A ce sujet, nous savons que la traduction de la 6ème demande du Pater, Et ne nos inducas in tentationem, a fait couler beaucoup d'encre. On avait dans le temps la traduction: Et ne nous laissez pas succomber à la tentation, ce qui était encore la meilleure formule. Puis on a eu: Ne nous soumets pas à la tentation. Et maintenant: Ne nous laisse pas entrer en tentation. La tentation ne vient pas de Dieu car Dieu ne peut pousser personne au péché. Elle vient de notre convoitise, du monde mauvais qui nous entoure et du démon. Cependant Dieu permet la tentation, mais jamais au-delà de nos forces, pour que nous puissions grandir en n'y succombant pas. La tentation nous pousse au mal, mais l'épreuve, si nous en sortons vainqueurs, nous pousse au bien et même au mieux, car elle nous fait grandir dans la vie de foi. Alors par la prière, nous supplions Dieu de nous préserver de la tentation, par crainte de tomber dans le péché par notre fragilité, ou nous lui demandons la force de résister et de grandir si la tentation survient malgré tout. 

Enfin, le précepte de la prière incessante est affirmé avec une force toute particulière dans la 1ère lettre aux Thessaloniciens par saint Paul en lien avec la joie et l'action de grâces: "Soyez toujours joyeux et ne vous lassez pas de prier. Rendez grâces pour tout". 

Le commandement de la prière incessante est donc clairement affirmé dans le Nouveau Testament. Priez sans cesse: concrètement les Pères face à ce verset du Nouveau Testament ont compris l'adverbe "sans cesse" (adialeiptôs) dans sa littéralité, mais dans une littéralité qui n'exclut pas le bon sens. 
"Sans cesse" peut se comprendre et se traduire par "sans interruption, sans intervalle" mais aussi par "à travers toute la vie" ou "en toute circonstance", ce qui doit nous aider à affiner le concept du précepte de la prière incessante. Nous avons le même type d'hyperbole dans nos expressions de la vie courante: "avoir toujours confiance, s'abandonner en toute chose". Nous comprenons bien que certaines expressions ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Quand je dis que Damien ne cesse de travailler, qu'Emma bavarde tout le temps ou que Jules ne fait que plaisanter, on sait bien que ces trois personnes passent aussi du temps à dormir ou à faire d'autres choses, mais on veut ainsi noter une constante de leur caractère!

Face à l'injonction du précepte de la prière incessante, des excès se sont manifestés. Notons-en deux qui ont valeur d'exemple:
L'hérésie des messaliens (attestée en Syrie), appelés aussi les euchites (les priants) qui priaient sans cesse et refusaient tout travail. Hérésie car attitude fausse qui prenait un verset de l'Ecriture et en ignorait d'autres. Le même saint Paul prescrivait aussi le travail. En refusant tout travail, sous prétexte de prière, les messaliens auraient dû aussi refuser de manger ou de dormir!
L'excès contraire est celui des activistes contemporains qui délaissent, parfois totalement, la prière et mettent en exergue le travail et l'activité. Pour eux travailler et s'engager dans la vie du monde, c'est prier. Ils oublient tragiquement la parole du Christ : "Sans moi, vous ne pouvez rien faire", ou la fameuse assertion du Padre Pio: "Celui qui prie beaucoup se sauve, celui qui prie peu est en danger, celui qui ne prie pas se damne".
Les deux erreurs sont parallèles: elles trahissent la recherche d'une efficacité constatable. Cette efficacité est psychologique chez les messaliens (faire de la prière une expérience sensible, chercher un confort intérieur ou spirituel) et elle est sociologique chez les activistes (satisfaction sensible que leur procure le sentiment de réaliser des choses). Tout cela a été finement noté par le P. Irénée Hausher dans son livre Prière de Vie.

Pour parer à ces dérives, Origène propose une interprétation du précepte qui en deviendra l'exégèse classique. Dans son Traité de la prière (De oratione, 12,2), il dit ceci: "Il prie sans se lasser celui qui unit les œuvres obligatoires et la prière; ainsi pouvons-nous regarder comme réalisable l'ordre de prier sans cesse. Il faut envisager toute la vie du saint comme une seule grande prière dont ce qu'on appelle prière n'est qu'une partie". Ce qu'Origène veut dire c'est qu'il faut prier souvent (il précisera même trois fois par jour, matin, midi et soir) et en dehors de ces moments de prière au sens strict, vivre une vraie vie chrétienne en observant les commandements et en accomplissant son devoir d'état. Il posait ainsi la base de la distinction que reprendra la théologie scolastique entre prière actuelle et prière habituelle, cette dernière devant imprégner toute notre vie, alors que la prière en acte constitue des moments de prière au sens strict du terme, qui excluent toute autre activité, afin de nourrir et de réveiller sans cesse notre présence à Dieu à travers nos journées, qui est l'essence même de la prière habituelle ou prière incessante. Pour conclure simplement, nous pouvons dire que prier sans cesse, cela veut dire devenir un homme de prière.

                                                                    A suivre

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