Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Ce cri de Jésus sur
la Croix est une parole étrange pour le croyant. Dieu n'abandonne
jamais ses amis. Tant de psaumes le disent, et en particulier ce
psaume 21, que Jésus reprend ici, et qui se termine par une
exultation pour la délivrance que Dieu apporte à son serviteur, au
terme d'une épreuve qui ne dure qu'un moment.
Nietzsche a
été jusqu'à dire que Jésus à ce moment terrible avait perdu la
foi et avait compris que sa mission n'était qu'une illusion. Nous ne pouvons pas être d'accord avec cette manière de voir les choses. Car après ce cri de détresse de Jésus, il y a sa dernière parole: Père, en tes mains je remets mon esprit. Oui,
le cri de Jésus, se sentant abandonné, nous scandalise, et pourtant il est là mystérieusement.
De nos
jours, on a beaucoup parlé de la mort de Dieu. L'histoire du dernier
siècle a été trop tragique. Les camps de concentration du goulag
soviétique, ceux de l'Europe dominée par l'Allemagne, ceux de
Chine, du Cambodge ou du Vietnam, tant de faits tragiques nous
poussent à croire que Dieu n'est plus là. Et pourtant face au
mystère du mal absolu, la liberté de l'homme subsiste. Dans les
camps, on a vu des croyants perdre la foi et on a vu des athées
trouver Dieu.
Jésus a
poussé ce cri, non en hébreu, la langue liturgique, mais en
araméen, la langue de tous les jours, celle qu'on parle à la
maison. Ce cri surgit donc de toute la profondeur humaine du Christ,
c'est le cri d'un petit enfant à son papa. De ce cri, les
assistants vont se moquer. Ils ont dû bien comprendre que c'est à
Dieu, et non à Élie que ce cri s'adressait mais ils vont jouer sur
les mots. Élie était dans la religion populaire de ce temps, le
patron des causes désespérées, un peu comme sainte Rita
aujourd'hui. Ils ont réagi comme le feraient de nos jours de cruels
moqueurs devant un malheureux en détresse : même sainte Rita
ne fera rien pour toi.
Essayons
maintenant de comprendre du point de vue de la foi ce que cela
signifie. Les mystiques peuvent nous y aider. Je pense notamment à
Marthe Robin, la stigmatisée. Chaque vendredi, elle revivait la
passion de Jésus. Mais les douleurs physiques n'étaient rien en
comparaison des douleurs morales. Marthe ressentait l'absence de
Dieu, la coupure totale avec la source divine. Elle pensait que le
malheur du XXe siècle était la séparation qu’avait faite
l’humanité d’avec Dieu (sorte d’enfer sur terre) elle pensait
qu’en éprouvant cette impression de déréliction et de
condamnation elle représentait l’humanité entière, en ce XXe
siècle à son déclin. Elle se tenait aux portes de l’enfer pour
que l’enfer soit vide. Elle imaginait que c’était là son office
principal, sa tâche, son métier.
Saint Paul
l'avait dit : le Christ s'est fait péché, malédiction pour
nous. Il a pris sur la croix, non pas la culpabilité du péché,
il est l'innocence en personne, mais la peine du péché. Comme l'a
dit von Balthasar : il faut être Dieu pour comprendre vraiment
ce que signifie être privé de Dieu.
Jésus
abandonné ?, mais ce thème est présent dans tout l’Évangile :
Jésus incompris par sa famille, Jésus incompris par ses disciples,
Jésus trahi par l'un des siens, lâché par ses apôtres, renié par
Pierre, condamné par les grands prêtres, abandonné par son Père.
Oui Jésus est bien seul. La solitude, voilà ce qui est au cœur de
toute souffrance. Dans toute souffrance, il y la perte de Dieu.
Et c'est
justement en acceptant cela que nous allons comprendre le cœur de
l’Évangile, bonne nouvelle du salut. Car ce salut concerne d'abord
les plus malheureux et les plus souffrants, les âmes les plus
abandonnées. La Croix de Jésus est scandale pour les Juifs et folie
pour les Grecs. Comment reconnaître Dieu, sa présence et son salut,
dans une épave humaine, abandonnée de tous, lors d'un échec
lamentable ? Comment voir Dieu dans une vie ratée ?
Eh bien
pourtant, c'est là que nous trouvons Dieu. Tout est renversé dans
la Croix du Christ. Dans sa déréliction absolue, il a voulu
rejoindre les damnés de la terre, s'identifier à eux. Il est
descendu dans notre enfer. Et c'est quand nous ressentons l'absence
de Dieu que nous le trouvons le plus profondément. Quand pour nous
la foi semble disparaître, quand la prière semble impossible, quand
l'espérance semble ne plus être qu'une illusion, quand notre vie
est complètement ratée, c'est le moment où nous pouvons enfin
entrer dans la vérité de la vie. Un proverbe indien le dit: le
moment le plus noir de la nuit est celui qui précède tout juste
l'aurore. La consolation que nous apporte l’Évangile n'est jamais
une consolation facile, faite de bonnes paroles, qui glissent sur
celui qui souffre comme un peu d'air frais. Elle ne ressort pas de la
langue de bois. Elle est affrontement face à face de nos ténèbres,
mais dans cet affrontement, le Christ nous rejoint et nous sauve de
l'intérieur.
Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? C'est à ce moment
que Jésus a le plus souffert. Mais aussi c'est quand il a le plus
souffert, qu'il a le plus aimé.
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