jeudi 28 juillet 2016

Amoris Laetitia: l'Eglise change-t-elle?

J'ai publié il y a quelques jours un premier article sur Amoris Laetitia, dans lequel je proposais un cas fictif, illustrant une des affirmations du Saint Père, selon laquelle toute personne en situation irrégulière n'est pas nécessairement privée de la grâce baptismale et peut donc recevoir la sainte communion. Il s'agit bien d'une proposition et j'admets que l'on puisse me contredire sur l'exemple que je donne. Je veux seulement susciter la réflexion.
Entre-temps, ma réflexion s'est approfondie et c'est pourquoi je vous en fait part à nouveau.
Mais je voudrais faire deux remarques préalables qui expliquent mon propos. D'abord, je me situe par principe dans le cadre de la théologie morale catholique classique, dans laquelle j'ai été formé, il y a 35 ans, à l'Academia Alfonsiana, l'institut supérieur de morale et de pastorale des Pères Rédemptoristes à Rome. Ensuite, par principe aussi, je reçois les enseignements du magistère ordinaire avec un a priori favorable. Lorsqu'il n'est pas couvert par l'infaillibilité, le pape a cependant probablement raison. Et cette probabilité suffit pour donner un assentiment loyal à ce qu'il nous dit.

Principe fondamental: la doctrine ne change pas, la pastorale peut évoluer. La doctrine catholique ne peut pas changer. Elle peut se développer, au long de l'histoire, mais toujours dans la continuité vivante avec la Tradition. La pastorale elle peut changer. Pourquoi? Parce que le monde change et que la vraie fidélité se traduit par une prudente adaptation.
J'avais donné l'exemple de la question des droits de l'homme et de la liberté religieuse. L'accent antichrétien donné aux droits de l'homme, à la suite de la Révolution française, a cédé le pas à des conceptions plus neutres avec la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Aussi l'Eglise a changé son discours, mais au niveau politique ou pastoral. Elle n'a pas changé sur le contenu de sa doctrine: L'homme doit toujours chercher la vérité et la vérité ultime est bien dans le Christ.

En ce qui concerne la famille et toute la problématique évoquée par Amoris Laetitia, qu'est-ce qui a changé, dans la situation morale et religieuse du monde actuel, par rapport à une époque pas très lointaine? Beaucoup de choses. Et cela entraîne un renouveau pastoral.
Nous ne vivons plus dans un monde où les points de repère sont stables et admis par la majorité. Et je le regrette. Mais je dois le constater.
Voici selon moi l'essentiel de ce changement de paradigme. Quand j'étais jeune, à l'athénée, il y avait dans ma classe des élèves croyants et des élèves incroyants. Mais tous savaient très bien à quoi ils croyaient ou ne croyaient pas. Les points de repère culturels étaient sûrs et admis par tous. Depuis lors nous avons assisté à la crise de la foi au sein même de l'Eglise, à la perte de ces points de repère. La sécularisation, la subjectivisme et le relativisme imprègnent la culture actuelle. La pratique religieuse s'est effondrée. Il y a eu une révolution des mœurs. Mai 68 a laissé des séquelles profondes.
Mais la sécularisation a produit aussi par contre quelque chose d'inattendu: la soif du spirituel. Et nous assistons à de nombreuses conversions. Beaucoup sont en recherche et parfois cette recherche les rapproche de l'Eglise. Cependant souvent ils viennent de loin et sont loin d'atteindre le niveau des exigences  morales d'une vie chrétienne authentique. Je pense que c'est à cela que le pape pense. Il faut rejoindre les gens là où ils en sont et ne pas leur imposer tout de suite des règles qu'ils ne sont pas encore capables de comprendre ou de vivre.

Beaucoup sont en effet, même s'ils ont découvert le Christ et l’Évangile, dans ce qu'on appelle l'ignorance invincible, qui excuse du péché. Il serait maladroit et imprudent de vouloir les en sortir séance tenante. Notre plus grand ami est le temps, disait mon ancien maître des novices. Il faut lui laisser la possibilité de faire son oeuvre. Nous voyons des personnes sincères et loyales, mais qui sont encore sous l'emprise de toute une culture qui est fausse. Il faut donc discerner ce qu'il faut leur dire maintenant et ce qui faut temporairement ne pas leur dire. Le droit canon dit en effet que la loi suprême est le salut des âmes. Le bien des âmes, c'est le but de la pastorale. Et le pasteur doit ménager la brebis blessée, mais qui cherche à rentrer au bercail. La prudence est une vertu qui se caractérise par le choix des moyens pour arriver à la fin qu'on se propose. Le but ici est bien d'amener l'âme à une maturité chrétienne authentique, mais il faut pour cela beaucoup de patience et de doigté. Le pasteur doit donc voir toujours les choses au cas par cas.
Je parlais plus haut de l'ignorance invincible. C'est le cas d'une personne qui ne peut absolument pas avoir conscience de l'existence d'une norme morale ou religieuse, et qui est de bonne foi. Elle ne peut dès lors commettre une faute, qui lui soit imputable, à cause de cette ignorance, dont elle n'est pas coupable. L'action mauvaise qu'elle pose alors est cependant une action non vertueuse. En soi elle est mauvaise, mais elle ne peut être imputée à la conscience morale. Ce serait différent dans le cas de l'ignorance vincible, et surtout celui de l'ignorance affectée. Alors la conscience a les éléments pour sortir de son doute, mais elle ne le fait pas par négligence coupable ou même par refus d'y voir clair. Alors les actes mauvais qu'elle pose sont des péchés, imputables à la conscience.
Dans le temps, on appliquait cette ignorance invincible aux cas des païens, qui ne connaissent pas, sans que cela soit de leur faute, le message de l’Évangile? Mais qu'en est-il de nos modernes païens qui vivent dans une société qui a des racines chrétiennes? Ils peuvent être en effet dans l'ignorance invincible, car la culture ambiante qui les imprègne est tellement éloignée de la doctrine catholique, qu'ils ne perçoivent plus du tout ou seulement en partie les implications pratiques de la vie chrétienne. C'est là le paradoxe de la pastorale aujourd'hui. Nous sommes devant des âmes qui cherchent Dieu, qui s'ouvrent au message de l’Évangile, mais qui n'ont pas encore une vraie conscience de tout ce que cela implique. J'en rencontre de plus en plus dans mon ministère.  Il y a des nouveaux venus, qui découvrent la richesse du mystère eucharistique et qui ont soif du Dieu vivant, alors qu'ils n'ont pas encore conscience de certaines normes, bien connues de catholiques de vieille souche. Je pourrais citer des exemples très forts, mais je ne puis enfreindre la loi d'une nécessaire discrétion dans ce domaine. C'est à l'humanité telle qu'elle est qu'il nous faut apporter le salut du Christ.

Blasphémer les morts était un péché considéré comme très grave, et dont l'absolution était réservée à l'évêque, dans le sud de l'Italie, au XVIIIe siècle.  Saint Alphonse s'était rendu compte dans son ministère auprès des âmes, que ceux qui avaient cette mauvaise habitude, le faisaient par légèreté et qu'ils étaient bien loin de commettre un péché mortel. Il écrivit une dissertation sur le sujet et parvint à convaincre le clergé de l'époque. Les uns après les autres, les diocèses retirèrent la sanction traditionnelle. Cet exemple montre qu'un vrai pasteur peut voir avec clarté qu'il est parfois nécessaire de changer son fusil d'épaule.
Ceci dit, discerner les situations concrètes au for interne ne veut nullement dire qu'on va pousser tout le monde à la communion eucharistique. Il y a au contraire bien des cas où il faudra mettre clairement la personne que l'on accompagne face à ses responsabilités. Là-dessus je renvoie à mon précédent article:
La messe sans communion?


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