Homélie du Père Ugo Zanetti pour la Sainte Trinité
Selon la tradition
byzantine, le jour de la Pentecôte, où nous commémorons la
descente du Saint Esprit sur les Apôtres réunis au Cénacle, est
aussi celui où l’on célèbre la Trinité (ce que l’Église
d’Occident fait le dimanche suivant). En effet, avec la venue du
Saint Esprit, la Révélation est complète : Jésus, le Fils unique
du Père, nous a fait connaître ce Père qui est totalement
invisible, et l’Esprit Saint envoyé par Jésus sur ses Apôtres,
donc en fait sur l’Église tout entière, achève pour nous, êtres
humains, la révélation de Dieu.
Mais qu’est-ce que
la Trinité ? À nos yeux, cela semble être soit une absurdité, car
nous savons bien que 3 et 1 sont différents, soit un blasphème
contre l’unicité de Dieu — ce que les Juifs et les Musulmans
reprochent justement au Chrétiens, « d’adorer trois dieux »,
disent-ils. Mais cela montre tout simplement que ceux qui nous font
ces reproches prennent les mots comme s’il s’agissait de choses
terrestres. Pour éviter ce genre d’interprétation déformée, les
Chrétiens arabes disent le plus souvent : « Au nom du Père et du
Fils et du Saint Esprit, Dieu unique ».
Oui, la Trinité est
un « mystère », ce qui veut dire que nous ne pouvons pas la
comprendre parce que nous n’avons pas l’expérience de ce dont il
s’agit, nous ne pouvons que l’évoquer par des images et des
comparaisons. Notre intelligence humaine ne peut pas atteindre ce
dont elle n’a pas l’expérience. Mais nous pouvons essayer
d’approcher, par analogie, ce que les mots veulent dire ; le reste
sera laissé à la prière personnelle de chacun d’entre nous.
Et pour commencer,
rendons-nous compte que nous ne pouvons pas davantage comprendre
vraiment le mot « Dieu ». En général, on le définit plus ou
moins négativement : Dieu est celui qui possède toutes les qualités
et n’a aucune des limites qui sont les nôtres, à commencer par le
fait d’être lié à l’espace-temps. Dieu n’a ni matière ni
temps, nous disons qu’il « un pur esprit » et qu’il est «
éternel », mais ces mots mêmes peuvent nous piéger, car pour nous
« un esprit n’a ni chair ni os
» (cf. Lc 24,39) ; toutefois, cela reste une abstraction dont nous
n’avons pas d’idée concrète : qui a jamais vu un esprit ? Et
quand nous parlons de l’éternité, nous pensons à ce qui n’a ni
commencement ni fin, mais notre expérience terrestre ne nous permet
pas de savoir au juste ce que cela signifie, car d’une part notre
intelligence ne peut pas penser ce qui n’a pas de commencement, et
d’autre part « n’avoir pas de fin » signifie pour nous un
prolongement indéfini. Cela ne correspond pas à l’éternité de
Dieu.
C’est justement là
qu’intervient la Révélation : Dieu s’est fait connaître parce
qu’il l’a voulu ainsi, mais en même temps il ne pouvait se faire
connaître à nous qu’en employant des images qui nous paraissent
familières. Ainsi, quand Dieu se révèle à Moïse dans le buisson
ardent, il dit « Je suis celui qui suis
» (Ex 3,14). Nous pouvons comprendre que Dieu « est », mais en
même temps la portée exacte de ces mots reste pour nous
mystérieuse, car dans notre expérience « être » signifie « être
dans un temps et dans un lieu ». Et quand Jésus répond aux Juifs «
Avant qu’Abraham fût, je suis
» (Jn 8,58), il transpose en paroles humaines, temporelles, une
réalité qui ne peut qu’échapper à notre expérience, celle de
l’éternité.
Il en va de même de
la Révélation de la Trinité. Lors du baptême par Jean-Baptiste,
le Père dit à Jésus : « Tu es mon
fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute ma complaisance
» (Lc 3,22), et de son côté Jésus se présente comme le Fils du
Père (« mon Père et moi sommes un
» Jn 10,30 — « afin que tous soient
un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi
» Jn 17,21), mais il est bien clair que les mots de « Père » et «
Fils » n’ont pas ici le sens que nous leur donnons dans la
conversation courante : le Père « engendre éternellement » le
Fils sans qu’il y ait de mère ni de naissance, et bien sûr ni
temps ni matière ! De même, si l’Esprit Saint se manifeste sous
forme d’une colombe (Lc 3,22) ou de langues de feu (Ac 2,3), il est
tout aussi clair que l’Esprit est totalement immatériel, comme
l’évoque justement le nom qu’on lui donne, celui d’Esprit, en
grec Pneuma,
un mot qui signifie tout à la fois l’esprit, le souffle et le
vent, comme Jésus l’a évoqué dans son entretien avec Nicodème
(« Le vent souffle où il veut; et tu
entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va
» Jn 3,8) — et si le vent terrestre est néanmoins bien matériel,
comme nous l’apprennent les météorologues, l’Esprit saint, lui,
est absolument insaisissable, ce qui ne veut pas dire qu’il
n’existe pas, mais qu’il existe de manière absolue, en lui-même
et par lui-même, indépendamment du temps et de la matière.
Alors pourquoi Jésus
a-t-il choisi ces mots pour nous révéler qui est Dieu ? Parce qu’il
ne pouvait pas faire autrement que d’employer des images qui
évoqueraient notre expérience humaine, et que nous pourrions,
jusqu’à un certain point, comprendre par analogie. Nous savons ce
qu’est une famille, que sur terre l’on ne peut être père ou
mère que s’il y a des enfants. Autrement dit, les membres d’une
famille sont ce qu’ils sont parce que les autres membres de la
famille existent, ils sont inter-dépendants en tant que membres de
cette famille, et en même temps chaque membre de la famille est une
personne autonome, qui a son existence propre. Et cela nous dit
quelque chose de Dieu : les trois Personnes de la sainte Trinité
sont des personnes bien distinctes, mais en même temps elles sont
inter-dépendantes : le Père n’est le Père que parce qu’il y a
le Fils, et l’Esprit est l’esprit du Père et du Fils, mais en
même temps — et contrairement à ce qui est le cas pour une
famille humaine — cette inter-dépendance est en même temps une
liberté absolue, dans une seule volonté : toutes les actions de
Dieu sont l’oeuvre commune des trois Personnes, même si une seule
d’entre elles l’exerce. Seule la deuxième Personne, le Fils,
s’est incarnée et est devenue homme pour nous sauver, mais c’est
Dieu en tant que tel, les trois Personnes de la Trinité, qui veut
sauver l’humanité.
Qu’est-ce qui fait
donc ce lien absolu entre les trois Personnes ? Comment sont-elles
ainsi à la fois « un » et « trois » ? Dieu nous a donné la
réponse dans l’Écriture : « Dieu
est amour » (1 Jn 4,8.16). Mais le mot
« amour » est bien sûr à prendre ici dans son sens le plus fort
possible, au sens absolu comme Dieu est absolu. Pour les hommes,
l’expérience nous apprend, hélas, que l’amour peut être bien
fragile, qu’il n’est jamais tout à fait libéré d’une
recherche de soi, que le pur don de soi qu’il devrait être se
heurte bien souvent à nos limites humaines. Pour Dieu, en revanche,
l’amour répond à la définition qu’en a donnée Jésus : «
Personne ne peut avoir un plus grand
amour que de donner sa vie pour ses amis
» (Jn 15,13) — et c’est exactement ce que Jésus a fait. Et
cette vérité ne vaut pas que pour Jésus : chaque Personne de la
Trinité se donne totalement et sans aucune réserve pour les deux
autres, et c’est bien cela qu’est Dieu : pur amour, don total et
absolu (en fait l’exact contraire de ce que les êtres humains ont
imaginé quand ils ont « créé leurs dieux », auxquels ils ont
attribué une toute-puissance mise au service d’eux-mêmes : ce
sont exactement là les « baals », les faux dieux que la Bible
critique avec une telle force, ces idoles qui détournent l’homme
de la vérité et l’amènent à adorer l’argent, la puissance et,
en définitive, de n’être au service que de soi-même.Mais
n’oublio
Mais n’oublions
pas que nous sommes créés à l’image
et la ressemblance de Dieu (Gen 1,26s)
! donc mieux comprendre, dans la mesure de nos moyens, qui est Dieu,
nous permet de mieux comprendre qui nous sommes et comment donner
sens à notre vie ! En nous commandant de nous
aimer les uns les autres (Jn 13,34.
15,13. 15,17), Jésus nous révèle quel est le sens de notre vie,
comment nous pouvons devenir pleinement ce que nous sommes. Si nous
nous en écartons, nous faisons fausse route, comme « la grenouille
qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf » dans les fables de
La Fontaine… et qui a éclaté !
Mais il y a plus
encore dans les paroles de Jésus. Dimanche dernier, nous avons lu le
passage que l’on appelle « la prière sacerdotale de Jésus », Jn
17,1-26. Jésus y demande explicitement au Père de nous donner la
vie éternelle, et précise encore : « La
vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai
Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ
» (Jn 17,3). Autrement dit, pour nous les hommes qui sommes insérés
dans l’espace et le temps, connaître Dieu, c’est entrer dans la
vie éternelle. Et certes nous ne pouvons pas le faire d’un coup :
c’est une démarche qui durera toute notre vie, et qui trouvera son
aboutissement le jour de notre mort terrestre, ce jour où l’on
pourra dire, comme Thérèse de l’Enfant-Jésus, « Je
ne meurs pas, j’entre dans la vie ».
C’est ce à quoi Jésus nous appelle : nous approcher de plus en
plus de Dieu pour mieux le connaître.
Nous
avons dit qu’il n’est pas possible à l’être humain de
connaître Dieu, de comprendre le mystère de la Trinité. C’est
vrai aussi longtemps qu’il s’agit de connaître avec notre
intelligence humaine, avec notre cerveau de chair. Mais nous pouvons
le faire avec notre coeur ! C’est ce qu’ont fait tous les saints,
et en particulier les mystiques qui ont parlé de la Trinité : il ne
s’agit pas d’un raisonnement, mais
d’une communion d’amour. Et à cela
nous sommes tous appelés. Dans la mesure même où nous établirons
un lien d’amour de plus en plus fort avec Dieu, par la prière et
par toute notre manière de vivre, nous comprendrons de plus en plus
ce qu’est Dieu, et nous mettrons aussi en pratique dans notre
propre vie ce lien avec tous nos frères et soeurs humains, nous
comprendrons de mieux en mieux ce qu’est l’unité des trois
Personnes divines dans la totale distinction de ces personnes, comme
Jésus l’a demandé au Père dans cette même « prière
sacerdotale » : « afin que tous soient
un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, afin qu'ils
soient, eux aussi, un en nous » Jn
17,21). À l’instar des Personnes divines à l’image desquelles
nous sommes créés, nous serons de plus en plus unis tout en
devenant chacun de plus en plus nous-même. Et lorsque l’heure sera
venue pour nous, nous serons prêts, avec la grâce de Dieu et le
salut que Jésus nous a donné, à entrer dans la communion éternelle
des trois Personnes divines.
Que Dieu nous donne
la grâce de réaliser chaque jour davantage cette communion, qui
seule peut nous donner la vie en plénitude.